Trop de temps a passé depuis mon dernier article, et j’ai un peu honte de revenir ainsi vers vous sans explication, mais après tout c’est mon droit le plus strict.
C’est aussi mon droit le plus strict que de passer du coq à l’âne. Alors, sans transition, voici une nouvelle histoire de ma vie à Addis Abeba : comment je suis devenue interprète de conférence et comment j’en ai fait mon métier, avec les années.
Je pourrais vous la faire courte en vous disant qu’on m’a tout simplement jetée dans une cabine d’interprétation et qu’on m’a dit : « C’est à toi ». Mais ce serait un peu laconique, pour le moins.
Alors voici la version plus élaborée de cette histoire. Il y a sept ans, lorsque je suis arrivée en Éthiopie, il y avait un manque criant d’interprètes à Addis Abeba. Je n’en savais rien, évidemment, toute préoccupée que j’étais de devenir une reine de la résolution des conflits, l’une des nombreuses lubies auxquelles je n’ai pas donné suite (comme apprendre la langue des signes, la guitare, devenir super sportive, et ouvrir une ferme de champignons, j’en passe et des meilleures – l’essentiel est de s’intéresser, n’est-ce pas ?). J’étais donc là en pleine confusion, à me demander si j’allais pouvoir sauver l’Afrique tout en étant institutrice, communicante ou superviseure d’un référendum d’indépendance dans un camp de réfugiés, quand tout à coup une ONG connue de tous (qui « sauve les enfants ») me contacta et me demanda d’assurer l’interprétation dans un atelier de formation à l’intention d’une seule dame francophone. Il s’agissait donc, je l’ai appris plus tard, de ce que l’on appelle « le chuchotage » ou « interprétation chuchotée ». Il s’agit de s’asseoir à côté de la personne francophone et de lui susurrer à l’oreille tout ce qui se dit d’important au cours de la réunion. Lorsque ma francophone souhaitait s’exprimait, je devais traduire après elle, ce qui s’appelle, je l’ai aussi découvert par la suite, de l’interprétation « consécutive ».
Ce fameux jour où l’on demandait mes services pour interpréter de l’anglais au français et vice-versa était une belle journée de l’automne 2010. La réunion avait lieu au Kings’ Hotel, l’un de ces vieux hôtels kitschissimes que compte Addis Abeba. Décor grandiloquent, fauteuils miteux, grandeur et décadence. Un charme fou. À peine arrivée ai-je fait une rencontre décisive pour le reste de ma vie en Éthiopie. Ayant repéré tout de suite que j’étais française (je pense avec le recul que c’était évident, mais à l’époque j’étais persuadée d’être une « citoyenne du monde »), T. m’adressa la parole avant même que j’eus mis un pied dans l’hôtel. Il avait l’air de follement s’amuser, un sourire narquois aux lèvres, disparaissant dans un gigantesque fauteuil qui avait sûrement connu plusieurs vies, lui aussi. Il me demanda immédiatement pourquoi j’étais là, j’expliquai, sans y mettre les mots exacts, ce que j’allais faire. Il me dit qu’il était lui-même interprète, qu’il assurait l’interprétation avec un collègue dans la salle adjacente à celle où je serais, et qu’il voulait me faire essayer l’interprétation en cabine, ou « simultanée » (mais je ne connaissais pas encore ce terme non plus – j’étais, décidément, une vraie oie blanche). J’acceptai volontiers, et lui dis que je passerais dans sa réunion lorsque la mienne serait terminée.
Toute la journée, je fis donc ce que j’avais à faire : écouter, comprendre, traduire rapidement en français ce qui se disait à ma francophone attitrée. Et traduire ce qu’elle souhaitait dire à l’audience vers l’anglais. Je venais de faire du chuchotage et de la consécutive sans même le savoir, comme M. Jourdain qui ne sait pas qu’il fait de la prose. Je ne connaissais rien encore aux codes du métier.
Tous les interprètes, qui font majoritairement de la simultanée (en cabine, loin du chaland), détestent le chuchotage. Et je ne tardai pas à leur ressembler. Le chuchotage impose d’être très proche du « client » : il faut donc parler assez fort pour que la ou les personne(s) puisse(nt) nous entendre, mais il ne faut pas non plus parler trop fort car cela dérange leurs voisins, qui, eux, n’ont pas besoin de ce chuchotage permanent pour comprendre ce qui se passe. J’ai remarqué avec l’expérience que le chuchoteur dérange énormément les participants « normaux » aux réunions (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas besoin d’interprétation), car il créé une sorte de brouhaha indistinct permanent très gênant. Comme un enfant bavard dans une salle de classe, ce que j’ai été toute ma vie. Le fait d’être proche implique que l’on se retrouve pratiquement le nez dans les cheveux du client : on sait donc ce qu’il prend au petit-déjeuner, s’il a mangé de l’ail à midi, et s’il a tendance à ronfler quand les débats s’éternisent. On est tellement proche que la moindre odeur devient gênante, une mauvaise haleine, un parfum capiteux, un shampoing antipelliculaire, bref c’est une intimité forcée, des deux côtés. Pour le participant, c’est le même problème qui se pose : l’interprète peut avoir mauvaise haleine, porter un parfum gênant, avoir des tics de langage ou physiques énervants, bref c’est un vrai calvaire pour tout le monde. Je connais aujourd’hui pas mal d’interprètes qui refusent de faire du « chuchotage » pour ces raisons, malgré le salaire, qui est le même que pour la simultanée. Avec le temps, j’ai développé la même aversion qu’eux, et ce qui me blesse au plus haut point, c’est lorsque le client me dit : « Vous pouvez vous reposer, je n’écoute pas, de toute façon ».
Un jour où je m’étais fait avoir et avais accepté, sans demander la nature du travail, d’interpréter pour une conférence d’au moins trois jours sur le handicap en Afrique, je me retrouvai donc à chuchoter auprès d’un groupe de plusieurs francophones handicapés. Le moment vint où l’on dut répartir les participants pour des travaux de groupes, et je fus assignée à un petit groupe qui devait plancher sur une question du type « comment améliorer l’accès des handicapés à tous les bâtiments publics et privés en Afrique ? » (vaste programme, n’est-ce pas, lorsqu’on sait où nous en sommes de cette question en Europe). Les langues et les handicaps divers et variés étaient si nombreux qu’il nous fallut vingt minutes pour trouver le bon emplacement pour chacun. En effet, je devais pouvoir chuchoter à mes francophones, en étant à côté d’eux, mais un sourd francophone dut, lui, s’asseoir face à moi pour suivre le mouvement de mes lèvres et traduire en langue des signes à son collègue anglophone, sourd lui aussi, qui devait se trouver en face de lui également. Rajoutez à cela quelques aveugles, deux-trois fauteuils roulants, et vous comprendrez la complexité du problème. Lorsque tout ce petit monde trouva enfin le bon aménagement de l’espace, le temps imparti pour plancher sur notre question était pratiquement terminé…
C’était une digression, revenons à nos moutons et à ce fameux premier jour d’interprétation (que j’appelais encore « interprétariat » à l’époque – or, l’interprétariat est la profession, et l’interprétation est le travail de l’interprète). Après la fin de ma réunion, je dis au revoir à ma francophone attitrée et allai dire un petit coucou à T., dans la salle d’à côté, et en particulier dans la cabine d’où il officiait. Dès qu’il me vit, il me fit signe d’attendre. Je l’observai et me demandai comment il arrivait à reproduire, dans une autre langue, ce qui était en train de se dire à l’instant même dans la salle entre les participants. Dans l’obscurité de cette petite cabine amovible d’interprétation, il était vissé sur un siège, écoutait dans un casque les discussions, et traduisait instantanément en s’agitant dans le micro face à lui. Dès qu’il eut quelques secondes de répit, il éteignit le micro, se leva, me passa le casque sur les oreilles, me fit signe de m’asseoir, et il alluma le micro en disant : « Maintenant, c’est à toi ! »
J’étais quasi-paralysée de peur lorsqu’un participant se mit à parler dans son micro, ce qui arriva tout de suite à mes oreilles par l’intermédiaire du casque, et je me sentis alors un devoir de retranscrire, en gros, ce qu’il venait de dire. J’y parvins et continuai ainsi quelques secondes, quelques minutes, peut-être deux tout au plus. Soudain, un mot, une partie de phrase m’échappa, je perdis le fil et commençai à paniquer. C’est à cet instant que T., qui avait prévu que cela allait arriver et s’était assis à mes côtés, en position et prêt à bondir, reprit la parole dans le micro en éteignant le mien. L’adrénaline que je ressentis à ce moment précis m’envoya tellement de plaisir dans les veines que je n’eus plus jamais de cesse de recommencer. Dès que je le pus et que je me sentis remise de mes émotions et concentrée, je repris la parole dans le micro. Cela dura quelques minutes et pendant tout le temps où j’assurai l’interprétation se joua un quiproquo dans l’assistance, dû à ma mauvaise interprétation et à mes contresens. T. me laissait faire, tout en sachant que je n’interprétais pas bien (c’était ma première fois !). Au bout de quelques minutes, et pour mettre fin au terrible malentendu qui était né entre francophones et anglophones dans l’assistance, il reprit la parole et dissipa leurs doutes. Ainsi, l’interprète, selon qu’il est bon ou mauvais, peut participer du bon déroulement d’une conférence ou bien créer la zizanie.
J’avais honte d’avoir créé un tel problème, un malentendu, un quiproquo, je ne savais plus où me mettre. Mais, lorsque tout fut terminé, alors que nous sortions de l’obscure cabine, T. me dit : « C’est pas mal. Je t’appellerai pour d’autres réunions. » Je pensais qu’il me prendrait à l’essai, sans me payer, pour au moins deux ou trois réunions, mais il s’avéra grand prince et me paya le salaire journalier habituel dès la première réunion alors que j’apprenais le métier (et, sept ans plus tard, je l’apprends encore).
Le sentiment de puissance et de contrôle que l’on ressent quand on interprète est quelque chose dont on ne peut rapidement plus se passer. La liberté aussi. Le fait d’être caché dans sa cabine et que, pourtant, tous nous écoutent. C’est un métier fait pour des gens arrogants, et la quasi-totalité des interprètes que je connais entrent gaiement dans cette catégorie. Il faut être arrogant pour faire ce métier, c’est-à-dire qu’il faut avoir un trop-plein de confiance en soi pour être ainsi sur la scène tout en n’y étant pas. L’arrogance des interprètes est bien connue et peu appréciée des organisateurs de conférences qui pensent qu’ils ne méritent pas toujours leur salaire – et c’est vrai, évidemment. Certains d’entre nous sont à la fois arrogants et mauvais – une minorité. D’autres sont très bons mais pas assez arrogants, c’est-à-dire pas assez sûrs d’eux-mêmes. Seuls ceux qui parviennent à se maintenir dans l’espace ténu entre ces deux lignes réussissent réellement. Ils sont très peu nombreux et je ne pense pas en faire partie.
Depuis sept ans, donc, je pratique l’interprétation simultanée de conférence et, depuis peu, la consécutive. Je ne fais presque plus de chuchotage. Le besoin en interprètes à Addis Abeba est, sinon constant, du moins intermittent. Nous sommes une trentaine d’interprètes indépendants à Addis, et d’autres travaillent directement pour les Nations unies ou l’Union africaine. Nous, indépendants, officions à droite à gauche, souvent dans les locaux de l’ONU et de l’UA, jamais directement pour ces institutions, mais plutôt pour des ONG ou des organisations internationales diverses et variées. Mais je ne vais pas m’étendre sur le marché, qui ne vous intéresse probablement pas. Je m’en vais plutôt vous raconter quelques anecdotes croustillantes « de cabine », et je sais que vous serez preneurs !
Depuis 2010, et parce que j’étais parfois occupée à plein temps dans d’autres emplois, j’ai été présente en cabine environ 100 à 150 jours. Il m’en est arrivé des vertes et des pas mûres ! Un jour, au tout début de ma carrière d’interprète, j’avais été envoyée dans une conférence sur les droits de l’enfant, comme il y en a beaucoup à Addis. Un Forum panafricain avait été mis sur pied pour régler les aspects politiques de ces questions importantes, et deux camps semblaient se former parmi les participants, qui commencèrent rapidement à s’accuser les uns les autres de corruption, de détournement, de conflits d’intérêts et j’en passe. Mes collègues et moi interprétions gaiement leurs passes d’armes, mais les commentaires se faisaient de plus en plus acerbes, et ils se mirent à s’insulter. Un participant anglophone, dont je devais traduire les paroles belliqueuses, se mit à insulter grassement son collègue francophone, qui écoutait avidement dans son casque la traduction. Je n’avais jamais été confrontée à cette situation et je ne savais pas si je devais ou non traduire les insultes telles quelles. Ma stratégie consista à les traduire en les atténuant. Pour un « fucking bastard », j’envoyais un « bête » ; pour un « motherfucker », je traduisais « stupide ». Seulement, le francophone, malgré l’atténuation de ma traduction, commençait à s’énerver sur son siège. Finalement, voyant que tout cela allait se terminer en pugilat, le président de la réunion leva la séance pour éviter que les esprits s’échauffent. À peine la séance levée et les participants invités à aller prendre leur pause-café, les deux hommes qui s’étaient affrontés verbalement en vinrent aux mains, devant tout le monde et sous mon nez, juste devant la cabine d’interprétation !
Un autre jour, à peu près à la même époque, nous étions toute une équipe d’interprètes chargés d’une réunion sur des questions sécuritaires panafricaines. L’un d’entre nous, que je n’avais jamais vu, m’expliqua qu’il était là à titre d’essai, qu’il était « en formation ». Soit. Cependant, je remarquai rapidement qu’il ne venait jamais en cabine (qui était pourtant spacieuse, pour une fois) et qu’il restait assis à côté (n’écoutant ni les conférenciers, ni les interprètes) à pianoter sur son ordinateur. Au bout de deux heures à ce rythme, je lui glissai, pendant la pause-café, que s’il souhaitait se former, il ferait bien de venir en cabine, de prendre un casque et d’essayer d’écouter à la fois la conférence et la traduction faite par les interprètes. Il me répliqua qu’il avait mieux à faire, qu’il était en train de créer un site web destiné aux futurs interprètes, avec des conseils pour bien interpréter. Je restai éberluée car je ne comprenais pas comment il pouvait se targuer de vouloir donner des conseils alors qu’il n’avait jamais pratiqué la chose. J’insistai un peu et lui dis de venir en cabine après la pause, ce qu’il fit. Au lieu de nous écouter, il voulut tout de suite s’essayer à l’interprétation et demanda à être le prochain à interpréter. Heureux de son enthousiasme, nous lui offrîmes deux-trois conseils, ainsi que le casque et le micro. Il parla en tout et pour tout peut-être trente secondes, pour finalement hurler, le micro toujours allumé et toute l’audience au bout du fil : « Non, je ne peux pas, c’est trop stressant ! » Trois ou quatre mains tentèrent à la fois d’éteindre le micro, pour ne pas que les participants aient à subir cette crise de nerfs. L’un d’entre nous reprit la parole au micro. Notre jeune ami en formation ne remit plus jamais les pieds en cabine, au soulagement général, tant pour sa conduite en cabine que pour son arrogance sans limites et l’odeur insupportable de sa chevelure.
Ce que je remarque au cours de ces années, c’est qu’il arrive de plus en plus souvent que les équipes d’interprètes soient longuement et chaleureusement félicitées à la fin des réunions. Ce n’était pas le cas auparavant, car nous n’étions pas très bons. La plupart des interprètes du moment à Addis ont commencé à travailler ensemble, vers la fin des années 2000, et tous ont évolué et progressé ensemble. Ce qui explique les plus fréquentes félicitations qu’autrefois. Cette reconnaissance de notre travail est grandement appréciée par les interprètes qui, eux, ne partent jamais d’une réunion sans remercier les techniciens, sans qui rien ne serait possible : arrivés avant même les interprètes, ils installent cabine et système de sonorisation, casques et micros, testent les équipements et s’occupent de nous éviter larsen et autres interférences. Sans eux, pas d’interprétation possible !
C’est aussi mon droit le plus strict que de passer du coq à l’âne. Alors, sans transition, voici une nouvelle histoire de ma vie à Addis Abeba : comment je suis devenue interprète de conférence et comment j’en ai fait mon métier, avec les années.
Je pourrais vous la faire courte en vous disant qu’on m’a tout simplement jetée dans une cabine d’interprétation et qu’on m’a dit : « C’est à toi ». Mais ce serait un peu laconique, pour le moins.
Alors voici la version plus élaborée de cette histoire. Il y a sept ans, lorsque je suis arrivée en Éthiopie, il y avait un manque criant d’interprètes à Addis Abeba. Je n’en savais rien, évidemment, toute préoccupée que j’étais de devenir une reine de la résolution des conflits, l’une des nombreuses lubies auxquelles je n’ai pas donné suite (comme apprendre la langue des signes, la guitare, devenir super sportive, et ouvrir une ferme de champignons, j’en passe et des meilleures – l’essentiel est de s’intéresser, n’est-ce pas ?). J’étais donc là en pleine confusion, à me demander si j’allais pouvoir sauver l’Afrique tout en étant institutrice, communicante ou superviseure d’un référendum d’indépendance dans un camp de réfugiés, quand tout à coup une ONG connue de tous (qui « sauve les enfants ») me contacta et me demanda d’assurer l’interprétation dans un atelier de formation à l’intention d’une seule dame francophone. Il s’agissait donc, je l’ai appris plus tard, de ce que l’on appelle « le chuchotage » ou « interprétation chuchotée ». Il s’agit de s’asseoir à côté de la personne francophone et de lui susurrer à l’oreille tout ce qui se dit d’important au cours de la réunion. Lorsque ma francophone souhaitait s’exprimait, je devais traduire après elle, ce qui s’appelle, je l’ai aussi découvert par la suite, de l’interprétation « consécutive ».
Ce fameux jour où l’on demandait mes services pour interpréter de l’anglais au français et vice-versa était une belle journée de l’automne 2010. La réunion avait lieu au Kings’ Hotel, l’un de ces vieux hôtels kitschissimes que compte Addis Abeba. Décor grandiloquent, fauteuils miteux, grandeur et décadence. Un charme fou. À peine arrivée ai-je fait une rencontre décisive pour le reste de ma vie en Éthiopie. Ayant repéré tout de suite que j’étais française (je pense avec le recul que c’était évident, mais à l’époque j’étais persuadée d’être une « citoyenne du monde »), T. m’adressa la parole avant même que j’eus mis un pied dans l’hôtel. Il avait l’air de follement s’amuser, un sourire narquois aux lèvres, disparaissant dans un gigantesque fauteuil qui avait sûrement connu plusieurs vies, lui aussi. Il me demanda immédiatement pourquoi j’étais là, j’expliquai, sans y mettre les mots exacts, ce que j’allais faire. Il me dit qu’il était lui-même interprète, qu’il assurait l’interprétation avec un collègue dans la salle adjacente à celle où je serais, et qu’il voulait me faire essayer l’interprétation en cabine, ou « simultanée » (mais je ne connaissais pas encore ce terme non plus – j’étais, décidément, une vraie oie blanche). J’acceptai volontiers, et lui dis que je passerais dans sa réunion lorsque la mienne serait terminée.
Toute la journée, je fis donc ce que j’avais à faire : écouter, comprendre, traduire rapidement en français ce qui se disait à ma francophone attitrée. Et traduire ce qu’elle souhaitait dire à l’audience vers l’anglais. Je venais de faire du chuchotage et de la consécutive sans même le savoir, comme M. Jourdain qui ne sait pas qu’il fait de la prose. Je ne connaissais rien encore aux codes du métier.
Tous les interprètes, qui font majoritairement de la simultanée (en cabine, loin du chaland), détestent le chuchotage. Et je ne tardai pas à leur ressembler. Le chuchotage impose d’être très proche du « client » : il faut donc parler assez fort pour que la ou les personne(s) puisse(nt) nous entendre, mais il ne faut pas non plus parler trop fort car cela dérange leurs voisins, qui, eux, n’ont pas besoin de ce chuchotage permanent pour comprendre ce qui se passe. J’ai remarqué avec l’expérience que le chuchoteur dérange énormément les participants « normaux » aux réunions (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas besoin d’interprétation), car il créé une sorte de brouhaha indistinct permanent très gênant. Comme un enfant bavard dans une salle de classe, ce que j’ai été toute ma vie. Le fait d’être proche implique que l’on se retrouve pratiquement le nez dans les cheveux du client : on sait donc ce qu’il prend au petit-déjeuner, s’il a mangé de l’ail à midi, et s’il a tendance à ronfler quand les débats s’éternisent. On est tellement proche que la moindre odeur devient gênante, une mauvaise haleine, un parfum capiteux, un shampoing antipelliculaire, bref c’est une intimité forcée, des deux côtés. Pour le participant, c’est le même problème qui se pose : l’interprète peut avoir mauvaise haleine, porter un parfum gênant, avoir des tics de langage ou physiques énervants, bref c’est un vrai calvaire pour tout le monde. Je connais aujourd’hui pas mal d’interprètes qui refusent de faire du « chuchotage » pour ces raisons, malgré le salaire, qui est le même que pour la simultanée. Avec le temps, j’ai développé la même aversion qu’eux, et ce qui me blesse au plus haut point, c’est lorsque le client me dit : « Vous pouvez vous reposer, je n’écoute pas, de toute façon ».
Un jour où je m’étais fait avoir et avais accepté, sans demander la nature du travail, d’interpréter pour une conférence d’au moins trois jours sur le handicap en Afrique, je me retrouvai donc à chuchoter auprès d’un groupe de plusieurs francophones handicapés. Le moment vint où l’on dut répartir les participants pour des travaux de groupes, et je fus assignée à un petit groupe qui devait plancher sur une question du type « comment améliorer l’accès des handicapés à tous les bâtiments publics et privés en Afrique ? » (vaste programme, n’est-ce pas, lorsqu’on sait où nous en sommes de cette question en Europe). Les langues et les handicaps divers et variés étaient si nombreux qu’il nous fallut vingt minutes pour trouver le bon emplacement pour chacun. En effet, je devais pouvoir chuchoter à mes francophones, en étant à côté d’eux, mais un sourd francophone dut, lui, s’asseoir face à moi pour suivre le mouvement de mes lèvres et traduire en langue des signes à son collègue anglophone, sourd lui aussi, qui devait se trouver en face de lui également. Rajoutez à cela quelques aveugles, deux-trois fauteuils roulants, et vous comprendrez la complexité du problème. Lorsque tout ce petit monde trouva enfin le bon aménagement de l’espace, le temps imparti pour plancher sur notre question était pratiquement terminé…
C’était une digression, revenons à nos moutons et à ce fameux premier jour d’interprétation (que j’appelais encore « interprétariat » à l’époque – or, l’interprétariat est la profession, et l’interprétation est le travail de l’interprète). Après la fin de ma réunion, je dis au revoir à ma francophone attitrée et allai dire un petit coucou à T., dans la salle d’à côté, et en particulier dans la cabine d’où il officiait. Dès qu’il me vit, il me fit signe d’attendre. Je l’observai et me demandai comment il arrivait à reproduire, dans une autre langue, ce qui était en train de se dire à l’instant même dans la salle entre les participants. Dans l’obscurité de cette petite cabine amovible d’interprétation, il était vissé sur un siège, écoutait dans un casque les discussions, et traduisait instantanément en s’agitant dans le micro face à lui. Dès qu’il eut quelques secondes de répit, il éteignit le micro, se leva, me passa le casque sur les oreilles, me fit signe de m’asseoir, et il alluma le micro en disant : « Maintenant, c’est à toi ! »
J’étais quasi-paralysée de peur lorsqu’un participant se mit à parler dans son micro, ce qui arriva tout de suite à mes oreilles par l’intermédiaire du casque, et je me sentis alors un devoir de retranscrire, en gros, ce qu’il venait de dire. J’y parvins et continuai ainsi quelques secondes, quelques minutes, peut-être deux tout au plus. Soudain, un mot, une partie de phrase m’échappa, je perdis le fil et commençai à paniquer. C’est à cet instant que T., qui avait prévu que cela allait arriver et s’était assis à mes côtés, en position et prêt à bondir, reprit la parole dans le micro en éteignant le mien. L’adrénaline que je ressentis à ce moment précis m’envoya tellement de plaisir dans les veines que je n’eus plus jamais de cesse de recommencer. Dès que je le pus et que je me sentis remise de mes émotions et concentrée, je repris la parole dans le micro. Cela dura quelques minutes et pendant tout le temps où j’assurai l’interprétation se joua un quiproquo dans l’assistance, dû à ma mauvaise interprétation et à mes contresens. T. me laissait faire, tout en sachant que je n’interprétais pas bien (c’était ma première fois !). Au bout de quelques minutes, et pour mettre fin au terrible malentendu qui était né entre francophones et anglophones dans l’assistance, il reprit la parole et dissipa leurs doutes. Ainsi, l’interprète, selon qu’il est bon ou mauvais, peut participer du bon déroulement d’une conférence ou bien créer la zizanie.
J’avais honte d’avoir créé un tel problème, un malentendu, un quiproquo, je ne savais plus où me mettre. Mais, lorsque tout fut terminé, alors que nous sortions de l’obscure cabine, T. me dit : « C’est pas mal. Je t’appellerai pour d’autres réunions. » Je pensais qu’il me prendrait à l’essai, sans me payer, pour au moins deux ou trois réunions, mais il s’avéra grand prince et me paya le salaire journalier habituel dès la première réunion alors que j’apprenais le métier (et, sept ans plus tard, je l’apprends encore).
Le sentiment de puissance et de contrôle que l’on ressent quand on interprète est quelque chose dont on ne peut rapidement plus se passer. La liberté aussi. Le fait d’être caché dans sa cabine et que, pourtant, tous nous écoutent. C’est un métier fait pour des gens arrogants, et la quasi-totalité des interprètes que je connais entrent gaiement dans cette catégorie. Il faut être arrogant pour faire ce métier, c’est-à-dire qu’il faut avoir un trop-plein de confiance en soi pour être ainsi sur la scène tout en n’y étant pas. L’arrogance des interprètes est bien connue et peu appréciée des organisateurs de conférences qui pensent qu’ils ne méritent pas toujours leur salaire – et c’est vrai, évidemment. Certains d’entre nous sont à la fois arrogants et mauvais – une minorité. D’autres sont très bons mais pas assez arrogants, c’est-à-dire pas assez sûrs d’eux-mêmes. Seuls ceux qui parviennent à se maintenir dans l’espace ténu entre ces deux lignes réussissent réellement. Ils sont très peu nombreux et je ne pense pas en faire partie.
Depuis sept ans, donc, je pratique l’interprétation simultanée de conférence et, depuis peu, la consécutive. Je ne fais presque plus de chuchotage. Le besoin en interprètes à Addis Abeba est, sinon constant, du moins intermittent. Nous sommes une trentaine d’interprètes indépendants à Addis, et d’autres travaillent directement pour les Nations unies ou l’Union africaine. Nous, indépendants, officions à droite à gauche, souvent dans les locaux de l’ONU et de l’UA, jamais directement pour ces institutions, mais plutôt pour des ONG ou des organisations internationales diverses et variées. Mais je ne vais pas m’étendre sur le marché, qui ne vous intéresse probablement pas. Je m’en vais plutôt vous raconter quelques anecdotes croustillantes « de cabine », et je sais que vous serez preneurs !
Depuis 2010, et parce que j’étais parfois occupée à plein temps dans d’autres emplois, j’ai été présente en cabine environ 100 à 150 jours. Il m’en est arrivé des vertes et des pas mûres ! Un jour, au tout début de ma carrière d’interprète, j’avais été envoyée dans une conférence sur les droits de l’enfant, comme il y en a beaucoup à Addis. Un Forum panafricain avait été mis sur pied pour régler les aspects politiques de ces questions importantes, et deux camps semblaient se former parmi les participants, qui commencèrent rapidement à s’accuser les uns les autres de corruption, de détournement, de conflits d’intérêts et j’en passe. Mes collègues et moi interprétions gaiement leurs passes d’armes, mais les commentaires se faisaient de plus en plus acerbes, et ils se mirent à s’insulter. Un participant anglophone, dont je devais traduire les paroles belliqueuses, se mit à insulter grassement son collègue francophone, qui écoutait avidement dans son casque la traduction. Je n’avais jamais été confrontée à cette situation et je ne savais pas si je devais ou non traduire les insultes telles quelles. Ma stratégie consista à les traduire en les atténuant. Pour un « fucking bastard », j’envoyais un « bête » ; pour un « motherfucker », je traduisais « stupide ». Seulement, le francophone, malgré l’atténuation de ma traduction, commençait à s’énerver sur son siège. Finalement, voyant que tout cela allait se terminer en pugilat, le président de la réunion leva la séance pour éviter que les esprits s’échauffent. À peine la séance levée et les participants invités à aller prendre leur pause-café, les deux hommes qui s’étaient affrontés verbalement en vinrent aux mains, devant tout le monde et sous mon nez, juste devant la cabine d’interprétation !
Un autre jour, à peu près à la même époque, nous étions toute une équipe d’interprètes chargés d’une réunion sur des questions sécuritaires panafricaines. L’un d’entre nous, que je n’avais jamais vu, m’expliqua qu’il était là à titre d’essai, qu’il était « en formation ». Soit. Cependant, je remarquai rapidement qu’il ne venait jamais en cabine (qui était pourtant spacieuse, pour une fois) et qu’il restait assis à côté (n’écoutant ni les conférenciers, ni les interprètes) à pianoter sur son ordinateur. Au bout de deux heures à ce rythme, je lui glissai, pendant la pause-café, que s’il souhaitait se former, il ferait bien de venir en cabine, de prendre un casque et d’essayer d’écouter à la fois la conférence et la traduction faite par les interprètes. Il me répliqua qu’il avait mieux à faire, qu’il était en train de créer un site web destiné aux futurs interprètes, avec des conseils pour bien interpréter. Je restai éberluée car je ne comprenais pas comment il pouvait se targuer de vouloir donner des conseils alors qu’il n’avait jamais pratiqué la chose. J’insistai un peu et lui dis de venir en cabine après la pause, ce qu’il fit. Au lieu de nous écouter, il voulut tout de suite s’essayer à l’interprétation et demanda à être le prochain à interpréter. Heureux de son enthousiasme, nous lui offrîmes deux-trois conseils, ainsi que le casque et le micro. Il parla en tout et pour tout peut-être trente secondes, pour finalement hurler, le micro toujours allumé et toute l’audience au bout du fil : « Non, je ne peux pas, c’est trop stressant ! » Trois ou quatre mains tentèrent à la fois d’éteindre le micro, pour ne pas que les participants aient à subir cette crise de nerfs. L’un d’entre nous reprit la parole au micro. Notre jeune ami en formation ne remit plus jamais les pieds en cabine, au soulagement général, tant pour sa conduite en cabine que pour son arrogance sans limites et l’odeur insupportable de sa chevelure.
Ce que je remarque au cours de ces années, c’est qu’il arrive de plus en plus souvent que les équipes d’interprètes soient longuement et chaleureusement félicitées à la fin des réunions. Ce n’était pas le cas auparavant, car nous n’étions pas très bons. La plupart des interprètes du moment à Addis ont commencé à travailler ensemble, vers la fin des années 2000, et tous ont évolué et progressé ensemble. Ce qui explique les plus fréquentes félicitations qu’autrefois. Cette reconnaissance de notre travail est grandement appréciée par les interprètes qui, eux, ne partent jamais d’une réunion sans remercier les techniciens, sans qui rien ne serait possible : arrivés avant même les interprètes, ils installent cabine et système de sonorisation, casques et micros, testent les équipements et s’occupent de nous éviter larsen et autres interférences. Sans eux, pas d’interprétation possible !